Quels sont, à votre sens, les principaux défis liés au Grand Âge ?
Pr Bertrand Fougère : Parmi les trois grandes transitions que connaît notre société – numérique, écologique et démographique –, seule la dernière est absolument certaine dans ses projections. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en France, 20 % de la population a plus de 65 ans, et cette proportion atteindra 30 % d’ici 2050. La tranche des plus de 75 ans sera celle qui augmentera le plus, posant un défi majeur, notamment médical : si la perte d’autonomie touche environ 6 % des personnes de 65 ans, elle concerne 30 % après 75 ans. Sa prévention représente donc un enjeu central. C’est tout le sens du programme ICOPE de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), déployé en France et qui vise à favoriser un vieillissement en bonne santé. Cependant, même si la prévention réduira l’incidence de la perte d’autonomie, sa prévalence augmentera mécaniquement avec le vieillissement de la population. Ce constat impose d’anticiper dès aujourd’hui, en adaptant le logement, les transports, mais aussi la culture, le sport et, plus largement, nos modes de vie.
Justement, la question du logement est un sujet sur lequel vous avez beaucoup travaillé. Pourriez-vous nous en dire plus ?
La très grande majorité des Français souhaite vieillir à domicile. Mais encore faut-il que celui-ci soit adapté à une éventuelle perte d’autonomie. Cette anticipation doit devenir une évidence dès l’âge dit « senior ». De la même manière que l’on prépare parfois ses obsèques pour rester maître de ses choix, il faut envisager la perte d’autonomie avec la même lucidité. Si l’on veut demeurer acteur de sa vie jusqu’au bout, il est essentiel d’adapter son logement ou, le cas échéant, d’en choisir un plus sûr et plus accessible. Cela suppose aussi de réfléchir à une éventuelle entrée en EHPAD, en identifiant un établissement et en évaluant son budget. Cela ne signifie pas que cette étape se réalisera forcément mais, si elle devait survenir, on pourrait y faire face dans la continuité de ses propres choix, en conservant le pouvoir de décision sur son parcours de vie. Un vieillissement réussi est un vieillissement anticipé.
Vous estimez néanmoins que le modèle des EHPAD doit évoluer. Pourquoi ?
Aujourd’hui, l’âge moyen d’entrée en EHPAD est de 87 ans, et la durée moyenne de séjour ne dépasse pas 2,1 ans – soit un taux de décès avoisinant 30 % par an. Les résidents sont plus dépendants, les établissements plus médicalisés, au risque d’oublier que l’EHPAD est avant tout un lieu de vie. Pour répondre aux attentes futures, le modèle doit s’ouvrir davantage sur la société. L’image d’un EHPAD fermé, isolé du monde extérieur, explique en grande partie le désir de vieillir à domicile. Il faut réinventer ces structures pour en faire des espaces inclusifs et ancrés dans leur territoire.
Par exemple ?
Des initiatives prometteuses émergent déjà, comme la création d’EHPAD centres de ressources territoriaux (CRT) ou de tiers-lieux où se croisent résidents, habitants du quartier et associations locales. Ces établissements proposent, par exemple, des restaurants ouverts au public, des activités partagées ou des espaces intergénérationnels. Les EHPAD disposent ici d’un atout considérable : leurs infrastructures et leurs espaces extérieurs. Jardins, salles polyvalentes ou ateliers peuvent devenir des lieux de rencontre, de culture et d’échanges. Cette ouverture facilite l’entrée en établissement : plus elle est anticipée, plus elle est apaisée. Or les études montrent un lien fort entre bien-être psychique et santé physique : un placement subi accélère le déclin, tandis qu’une transition préparée le ralentit. Mais le choix du lieu de vie ne se limite pas à un arbitrage entre domicile et EHPAD. C’est pourquoi il faut aussi développer des habitats intermédiaires et partagés – résidences services, résidences autonomie, béguinages – afin de créer un continuum de logements permettant à chacun de trouver une solution adaptée à chaque étape du vieillissement.
Sur un autre registre, vous co-pilotez le Grand défi Dispositif Numérique et Bien Vieillir. Quelle place pour l’innovation technologique dans la prise en charge du vieillissement ?
Les dispositifs numériques, et plus encore avec l’émergence de l’intelligence artificielle, transforment déjà la gestion des parcours de soins et de vie, et continueront de le faire à un rythme exponentiel. On entend souvent parler du virage numérique comme d’un choix de société. Mais, en réalité, la technologie est là, et son évolution est inarrêtable. L’enjeu est désormais de l’intégrer de manière réfléchie, en privilégiant une approche éthique et contrôlée. L’urgence est d’autant plus forte que notre système de santé souffre d’un manque durable de ressources humaines et financières. Dans ce contexte, le numérique et l’IA – de plus en plus indissociables – offrent des opportunités majeures. D’une part, ils permettent de mieux mobiliser les ressources existantes en améliorant la coordination entre acteurs, pour des interventions plus fluides et moins fragmentées, en établissement comme à domicile.
Et d’autre part ?
Ils ouvrent aussi la voie à de nouveaux services pour permettre aux personnes âgées de vivre plus longtemps à domicile. Les montres connectées, par exemple, détectent les troubles du rythme cardiaque et ont déjà contribué à prévenir des milliers d’infarctus et d’AVC dans le monde. Les balances connectées permettent de suivre la perte de poids, qui est un marqueur de fragilité, tandis que les podomètres connectés identifient les troubles de mobilité et les risques d’accident. Et ce ne sont que quelques exemples parmi d’autres. Plus on collecte de données, plus on peut prévenir les événements graves avant qu’ils ne surviennent. Mais cela soulève des questions importantes.
Lesquelles ?
Comment exploiter ces données ? Que faire lorsqu’un dispositif alerte ? Comment éviter d’engorger un système de santé déjà sous tension ? La réponse tient aussi dans la technologie car, comme je le soulignais, elle peut fluidifier les silos existants et faciliter une prise en charge rapide et adaptée. Mais pour qu’elle tienne ses promesses, elle doit être accompagnée : les professionnels de santé comme les usagers doivent être formés, comprendre les opportunités, les limites et les points de vigilance. Même la meilleure technologie prédictive ne sert à rien si elle est mal comprise ou mal utilisée.
Le marché est aujourd’hui foisonnant. Comment alors choisir les technologies les plus pertinentes ?
La clé réside dans une évaluation médico-économique rigoureuse, inscrite dans un cadre structuré : formation des utilisateurs, preuve d’usage, cadrage éthique. C’est ainsi que nous pourrons positionner les bonnes technologies au bon endroit et garantir un véritable service rendu. La France dispose, à cet égard, d’un atout considérable. Malgré un système de santé encore très segmenté entre l’hôpital, le médico-social et la ville, son organisation reste centrée sur une seule caisse d’assurance maladie qui conventionne avec l’ensemble des acteurs. De plus, la HAS évalue les dispositifs qui souhaitent devenir demain des dispositifs médicaux, assurant ainsi un contrôle rigoureux. Enfin, la Délégation du numérique en santé assure un pilotage cohérent, en lien avec l’Agence du numérique en santé ou la CNSA, évitant ainsi la dispersion des initiatives. L’objectif : favoriser une vision transversale et lisible à l’échelle nationale.
Le mot de la fin ?
Il restera un ingrédient essentiel pour relever les défis du vieillissement et du grand âge : la volonté politique. C’est elle qui permettra de porter une vision partagée autour du numérique, de la prévention et du maintien de l’autonomie, de la transformation des EHPAD et, plus largement, du financement de la transition démographique. Notre système social et de solidarité, fondé sur le monde du travail, voit son équilibre fragilisé notamment par le vieillissement de la population. D’où la nécessité d’un portage politique fort, au plus haut niveau de l’État, pour repenser collectivement les mécanismes de solidarité et de financement qui permettront de faire face à cette transformation durable de notre société. La difficulté, c’est que nous sommes face à un enjeu de long terme, dans un contexte politique souvent gouverné par le court terme. Les urgences dominent, au détriment d’une vision prospective. C’est pourtant sur ce point qu’il faut agir en priorité : instaurer une gouvernance nationale claire et cohérente, capable de coordonner les nombreux acteurs qui œuvrent déjà sur le terrain. En somme, les musiciens sont déjà là, partout sur le territoire. Il ne manque plus que le chef d’orchestre pour que la musique du bien vieillir puisse enfin résonner à l’unisson.
> Article paru dans Ehpadia #41, édition d'octobre 2025, à lire ici
Pr Bertrand Fougère : Parmi les trois grandes transitions que connaît notre société – numérique, écologique et démographique –, seule la dernière est absolument certaine dans ses projections. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en France, 20 % de la population a plus de 65 ans, et cette proportion atteindra 30 % d’ici 2050. La tranche des plus de 75 ans sera celle qui augmentera le plus, posant un défi majeur, notamment médical : si la perte d’autonomie touche environ 6 % des personnes de 65 ans, elle concerne 30 % après 75 ans. Sa prévention représente donc un enjeu central. C’est tout le sens du programme ICOPE de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), déployé en France et qui vise à favoriser un vieillissement en bonne santé. Cependant, même si la prévention réduira l’incidence de la perte d’autonomie, sa prévalence augmentera mécaniquement avec le vieillissement de la population. Ce constat impose d’anticiper dès aujourd’hui, en adaptant le logement, les transports, mais aussi la culture, le sport et, plus largement, nos modes de vie.
Justement, la question du logement est un sujet sur lequel vous avez beaucoup travaillé. Pourriez-vous nous en dire plus ?
La très grande majorité des Français souhaite vieillir à domicile. Mais encore faut-il que celui-ci soit adapté à une éventuelle perte d’autonomie. Cette anticipation doit devenir une évidence dès l’âge dit « senior ». De la même manière que l’on prépare parfois ses obsèques pour rester maître de ses choix, il faut envisager la perte d’autonomie avec la même lucidité. Si l’on veut demeurer acteur de sa vie jusqu’au bout, il est essentiel d’adapter son logement ou, le cas échéant, d’en choisir un plus sûr et plus accessible. Cela suppose aussi de réfléchir à une éventuelle entrée en EHPAD, en identifiant un établissement et en évaluant son budget. Cela ne signifie pas que cette étape se réalisera forcément mais, si elle devait survenir, on pourrait y faire face dans la continuité de ses propres choix, en conservant le pouvoir de décision sur son parcours de vie. Un vieillissement réussi est un vieillissement anticipé.
Vous estimez néanmoins que le modèle des EHPAD doit évoluer. Pourquoi ?
Aujourd’hui, l’âge moyen d’entrée en EHPAD est de 87 ans, et la durée moyenne de séjour ne dépasse pas 2,1 ans – soit un taux de décès avoisinant 30 % par an. Les résidents sont plus dépendants, les établissements plus médicalisés, au risque d’oublier que l’EHPAD est avant tout un lieu de vie. Pour répondre aux attentes futures, le modèle doit s’ouvrir davantage sur la société. L’image d’un EHPAD fermé, isolé du monde extérieur, explique en grande partie le désir de vieillir à domicile. Il faut réinventer ces structures pour en faire des espaces inclusifs et ancrés dans leur territoire.
Par exemple ?
Des initiatives prometteuses émergent déjà, comme la création d’EHPAD centres de ressources territoriaux (CRT) ou de tiers-lieux où se croisent résidents, habitants du quartier et associations locales. Ces établissements proposent, par exemple, des restaurants ouverts au public, des activités partagées ou des espaces intergénérationnels. Les EHPAD disposent ici d’un atout considérable : leurs infrastructures et leurs espaces extérieurs. Jardins, salles polyvalentes ou ateliers peuvent devenir des lieux de rencontre, de culture et d’échanges. Cette ouverture facilite l’entrée en établissement : plus elle est anticipée, plus elle est apaisée. Or les études montrent un lien fort entre bien-être psychique et santé physique : un placement subi accélère le déclin, tandis qu’une transition préparée le ralentit. Mais le choix du lieu de vie ne se limite pas à un arbitrage entre domicile et EHPAD. C’est pourquoi il faut aussi développer des habitats intermédiaires et partagés – résidences services, résidences autonomie, béguinages – afin de créer un continuum de logements permettant à chacun de trouver une solution adaptée à chaque étape du vieillissement.
Sur un autre registre, vous co-pilotez le Grand défi Dispositif Numérique et Bien Vieillir. Quelle place pour l’innovation technologique dans la prise en charge du vieillissement ?
Les dispositifs numériques, et plus encore avec l’émergence de l’intelligence artificielle, transforment déjà la gestion des parcours de soins et de vie, et continueront de le faire à un rythme exponentiel. On entend souvent parler du virage numérique comme d’un choix de société. Mais, en réalité, la technologie est là, et son évolution est inarrêtable. L’enjeu est désormais de l’intégrer de manière réfléchie, en privilégiant une approche éthique et contrôlée. L’urgence est d’autant plus forte que notre système de santé souffre d’un manque durable de ressources humaines et financières. Dans ce contexte, le numérique et l’IA – de plus en plus indissociables – offrent des opportunités majeures. D’une part, ils permettent de mieux mobiliser les ressources existantes en améliorant la coordination entre acteurs, pour des interventions plus fluides et moins fragmentées, en établissement comme à domicile.
Et d’autre part ?
Ils ouvrent aussi la voie à de nouveaux services pour permettre aux personnes âgées de vivre plus longtemps à domicile. Les montres connectées, par exemple, détectent les troubles du rythme cardiaque et ont déjà contribué à prévenir des milliers d’infarctus et d’AVC dans le monde. Les balances connectées permettent de suivre la perte de poids, qui est un marqueur de fragilité, tandis que les podomètres connectés identifient les troubles de mobilité et les risques d’accident. Et ce ne sont que quelques exemples parmi d’autres. Plus on collecte de données, plus on peut prévenir les événements graves avant qu’ils ne surviennent. Mais cela soulève des questions importantes.
Lesquelles ?
Comment exploiter ces données ? Que faire lorsqu’un dispositif alerte ? Comment éviter d’engorger un système de santé déjà sous tension ? La réponse tient aussi dans la technologie car, comme je le soulignais, elle peut fluidifier les silos existants et faciliter une prise en charge rapide et adaptée. Mais pour qu’elle tienne ses promesses, elle doit être accompagnée : les professionnels de santé comme les usagers doivent être formés, comprendre les opportunités, les limites et les points de vigilance. Même la meilleure technologie prédictive ne sert à rien si elle est mal comprise ou mal utilisée.
Le marché est aujourd’hui foisonnant. Comment alors choisir les technologies les plus pertinentes ?
La clé réside dans une évaluation médico-économique rigoureuse, inscrite dans un cadre structuré : formation des utilisateurs, preuve d’usage, cadrage éthique. C’est ainsi que nous pourrons positionner les bonnes technologies au bon endroit et garantir un véritable service rendu. La France dispose, à cet égard, d’un atout considérable. Malgré un système de santé encore très segmenté entre l’hôpital, le médico-social et la ville, son organisation reste centrée sur une seule caisse d’assurance maladie qui conventionne avec l’ensemble des acteurs. De plus, la HAS évalue les dispositifs qui souhaitent devenir demain des dispositifs médicaux, assurant ainsi un contrôle rigoureux. Enfin, la Délégation du numérique en santé assure un pilotage cohérent, en lien avec l’Agence du numérique en santé ou la CNSA, évitant ainsi la dispersion des initiatives. L’objectif : favoriser une vision transversale et lisible à l’échelle nationale.
Le mot de la fin ?
Il restera un ingrédient essentiel pour relever les défis du vieillissement et du grand âge : la volonté politique. C’est elle qui permettra de porter une vision partagée autour du numérique, de la prévention et du maintien de l’autonomie, de la transformation des EHPAD et, plus largement, du financement de la transition démographique. Notre système social et de solidarité, fondé sur le monde du travail, voit son équilibre fragilisé notamment par le vieillissement de la population. D’où la nécessité d’un portage politique fort, au plus haut niveau de l’État, pour repenser collectivement les mécanismes de solidarité et de financement qui permettront de faire face à cette transformation durable de notre société. La difficulté, c’est que nous sommes face à un enjeu de long terme, dans un contexte politique souvent gouverné par le court terme. Les urgences dominent, au détriment d’une vision prospective. C’est pourtant sur ce point qu’il faut agir en priorité : instaurer une gouvernance nationale claire et cohérente, capable de coordonner les nombreux acteurs qui œuvrent déjà sur le terrain. En somme, les musiciens sont déjà là, partout sur le territoire. Il ne manque plus que le chef d’orchestre pour que la musique du bien vieillir puisse enfin résonner à l’unisson.
> Article paru dans Ehpadia #41, édition d'octobre 2025, à lire ici